Du cafard au chaos

ImageBattambang. Petite ville paisible au bord d’un fleuve dont j’ignore le nom. Je voulais passer un peu de temps dans une ville cambodgienne normale et non touristique, je suis servi au delà de toutes mes espérances. A 21H00, plus rien. Rues obscures et tout ce qui n’est pas fermé depuis longtemps ferme maintenant. Je rentre à l’hôtel en trainant, des types à moto me suivent avec la même litanie  » boum boum, nice girl « Je les envoie paitre, ils font le tour du pâté de maison et reviennent à la charge. Battambang le soir, c’est donc obscur et un peu limite.

Le jour, c’est une toute autre histoire. Une ancienne ville coloniale française pleine de charme, de vie et de sourires. Je passe ma première journée à pédaler dans la campagne alentour, jusqu’à finir par me perdre. Un mini volage, les habitants m’entourent m’offrent à boire et des fruits. Tout le monde débarque, je suis l’attraction. La pauvreté est extrême, une petite fille traduit, ils veulent tout savoir sur la France, sourires aux lèvres et le regard brillant. Aucun doute possible, niveau mentalité, je suis aussi loin de la mère patrie que la sonde curiosity l’est de cap Canavéral.

Le lendemain matin, je décide d’aller au Vat Sampeu. Mais là, il me faut un chauffeur. L’hôtel se charge d’appeler un tuk tuk, j’attend dans le hall plongé dans la lecture des prospectus… Jusqu’à ce que quelque chose me fasse lever la tête. un homme dont je ne saurais donner un âge est là, devant moi, les mains jointes devant son visage. Je ne l’avais pas senti arriver. Mon chauffeur. Il parle un anglais correct mais, me dis je :  » Peu importe. J’ai demandé un chauffeur , pas un guide « .

Je viens de faire une immense erreur d’appréciation. Car les deux jours que je vais passer avec lui vont modifier le regard que j’ai sur le monde. Mais ça je ne le sais pas encore. Nous voilà partis.

La chaleur est accablante. Il m’a demandé mon prénom et donc moi le sien. Il s’appelle Ol. Ce qui devrait être facile à retenir. Le Vat Sampeu, c’est une petite montagne qui sort étonnamment au milieu des rizières verdoyantes. Sublime. Ol arrête son tuk tuk au pied de celle ci et avant que de commencer à gravir les marches ( lui restera en bas ), je l’invite à boire un truc dans une des gargotes. Il accepte timidement. Petite conversation d’usage. Derrière nous, un gamin joue avec ce qu’il a pu trouver, à savoir deux petites baguettes de bois et un gros cafard mort. Je le regarde faire tout en pensant à la frénésie de fièvre acheteuse niveau jouets de luxe qui doit être en train de gagner mon pays à l’approche des fêtes.. Ol le regarde aussi en souriant. Puis dit :  » J’en ai mangé. J’avais de la chance quand j’en trouvais un. Je les cachais pour les manger la nuit… » Puis il passe à autre chose.

Un déclic vient de se produire. Mais il est temps pour moi de grimper. Là haut, une vieille femme au crâne rasé m’attend. Je fais une offrande, elle noue une ficelle rouge autour de mon poignet et pose son front sur ma main. La chaleur passe, vraiment. Je ne suis pas à l’aise, je sais dans quoi je pénètre et j’appréhende. La caverne du chaos. Un trou, là haut, et une trentaine de mètres plus bas, cette caverne dans laquelle je e trouve. L’un des lieux d’extermination favori des Khmers rouges dans la région. Hommes et femmes étaient amenés là haut, les mains liés dans le dos. Puis battus, massacrés à coup de bambou et autres. Pour être enfin jetés dans ce gouffre , souvent encore vivants, agonisants. Un moine m’accompagne maintenant, devant des crânes et des ossements dont certains sont encore recouverts de peau. Je n’arrive plus à respirer. Je lui demande combien d’hommes et de femmes sont morts ici, dans cette caverne finalement peu vaste. Plus de 10 000 me dit il. On s’agenouille pour bruler un bâton d’encens. Puis il me raccompagne vers la lumière. Ol m’attend en bas. L’une de mes mains tremble et il le voit. Il comprend. Et pour cause.

Le reste de l’après midi sera culturel et fun, entre des temples et le bamboo train. Mais mon esprit est resté coincé dans la grotte du chaos. Ol le voit. On mange dans une autre gargotte et il commence à parler. Je l’ai poussé un peu, c’est vrai. Du jour où les Khmers rouges sont venus le chercher, lui et toute sa famille qu’il n’a jamais revu. Il avait 16 ans. Je lui demande s’il peut m’emmener m’approcher de ce passé demain. Il accepte et sourit.

Il m’a raconté le lendemain, devant ces champs de mort désormais paisibles. Puis devant ces empilements de crânes déterrés des fosses communes. Trois millions de morts. En France aujourd’hui, imaginez plus de vingt millions de morts en l’espace de quatre années. Ol parle du quotidien de l’horreur, de ne jamais parler, des exécutions devant ses yeux plusieurs fois par jour juste paréo parce que son voisin dans les champs avait abimé son instrument de travail, des excréments vivants à force de ne manger que des insectes glanés ici et là, des tortures et du jour où on lui a demandé a lui de tuer. Là, il s’arrête.  » Je le fais pas fait. Ils m’ont battus et battus encore… ».

 » Vous m’écoutez et m’interrogez. Mes trois enfants ne veulent pas que je leur parle de ça. Je n’arrive pas à leur faire comprendre. Dans vos yeux, je vois que vous comprenez. »

Je prétexte quelque chose et file aux toilettes. Le touriste que je suis n’est qu’un plume dans le vent face à l’humilité dans le vécu de Ol.

Ol est une rencontre capitale mais je ne parvient pas à écrire à quel point. On ne se reverra peut être jamais mais il m’a donné une leçon de vie inoubliable. Je lui ai dit que je reviendrai bientôt au Cambodge. Il ‘a regardé et m’a dit :

 » Je serai là. Je vous présenterai mes enfants et devant eux, je vous raconterai encore. Ce jour là, ils écouteront « .

Battambang. Cambodge. 12 octobre 2012.

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